Synthèse :
Fils de Juifs polonais arrivés en France au début du XXe siècle, Aron Lustiger découvre seul, vers l’âge de 12 ans, la Bible et l’Évangile qu’il lit en cachette et saisit aussitôt la continuité et l’unité entre l’Ancien Testament et le Nouveau. Ses parents ne sont pas observants, mais l’antisémitisme ambiant lui a fait prendre conscience de son identité juive.
Replié à Orléans au début de la Seconde Guerre mondiale, il entre sans savoir pourquoi en sortant du lycée dans la cathédrale les Jeudi puis Vendredi Saints 1940. Il y a pas d’office en cours, mais il perçoit que le Christ est le Messie promis à Israël – et donc à lui aussi – pour être annoncé. Il se sent alors appelé à être prêtre, afin d’assumer pleinement le nom qu’il a reçu d’Aaron (écrit à l’état civil « Aron », avec un seul a), le frère de Moïse, et commence par demander le baptême.
Bien que réticents, ses parents l’acceptent, dans l’espoir de lui épargner discriminations et persécutions. Et fin août, peu avant son 14ème anniversaire, alors que depuis juin la France est occupée, le gamin « revêt le Christ » (Galates 3, 27) en ajoutant Jean et Marie à Aron. Il sera appelé « Jean-Marie » dans les milieux catholiques où il s’insère désormais.
Restée à Paris pour tenir la boutique familiale, dénoncée comme juive, internée à Drancy, sa mère est déportée à Auschwitz d’où elle ne reviendra pas. Après avoir passé son bac, préparé au petit séminaire près de Paris, Jean-Marie rejoint en 1944 dans le Midi son père qui se cachait et rejoint les mouvements chrétiens de résistance au nazisme. À la Libération, il s’inscrit à la Sorbonne et participe à la fondation du syndicalisme étudiant et de l’aumônerie, le Centre Richelieu animé par l’abbé Maxime Charles.
Cependant, il entre bientôt au Séminaire universitaire des Carmes à l’Institut catholique de Paris. Ses professeurs ne sont heureusement pas tous crispés dans l’antimodernisme de la Belle Époque, qui ignore les Kant, Hegel, Marx, Nietzsche et Freud alors dominants dans la culture. Certains (comme Jean Daniélou ou Louis Bouyer) promeuvent même les renouveaux biblique, patristique et liturgique qui rendront possible Vatican II et passionnent Jean-Marie Lustiger, qui va parallèlement se mettre à jour en philosophie et sciences humaines à la Sorbonne.
Ordonné à Pâques 1954, il est nommé adjoint du P. Charles et lui succède en 1959, gardant ses grandes intuitions : initiation à la théologie, à l’histoire du christianisme et à la pensée des Congar, Chenu, de Lubac, Fessard et Balthasar ; liturgies soignées ; retraites ; pèlerinages à Chartres, en Terre sainte, à Assise, à Avila ; grands rassemblements et débats publics… Mais il doit gérer l’augmentation massive du nombre des étudiants, qui entraîne la création de nouveaux campus : Jussieu, Censier, Nanterre…, où les aumôneries doivent conquérir leur place. Le Centre Richelieu se développe prodigieusement et devient le CEP (référence à l’image biblique de la vigne et acronyme de « Communauté étudiante de Paris »).
C’est aussi l’époque de Vatican II, et l’aumônerie de la Sorbonne applique avec conviction les réformes du concile, qu’elle a largement anticipées. En Mai 68, Georges Pompidou, Premier ministre, demande au P. Lustiger de lui expliquer la révolte des étudiants : il y voit l’insatisfaction que laisse la croissance économique de la période qui sera dite des « Trente Glorieuses » et dont le communisme (qui se divise entre staliniens et gauchistes) est incapable de profiter.
En 1969, au bout de quinze ans à la Sorbonne, le P. Lustiger accepte la charge d’une paroisse : il devient curé de Sainte-Jeanne de Chantal à la Porte de Saint-Cloud, non sans avoir passé l’été sac au dos à la découverte des États-Unis et regardé en direct à la télévision avec ses hôtes du moment les premiers pas d’un homme sur la Lune.
Dans sa paroisse, il mobilise, forme et organise les laïcs disponibles pour qu’ils prennent leur part dans l’évangélisation. Il remodèle complètement l’intérieur de son église dans un style résolument contemporain en faisant appel à des amis artistes, notamment Jean Touret. Avec l’aide de son jeune organiste, Henri Paget, il compose des chants dont les paroles sont tirées des Écritures selon les lectures du calendrier liturgique, afin que les fidèles « ruminent » la Parole de Dieu au lieu d’exprimer des sentiments, si pieux soient-ils. Ses prédications, longuement méditées mais jamais rédigées à l’avance, sont bientôt enregistrées et transcrites par des paroissiens qui veulent s’en pénétrer et les partager. Il acceptera de revoir une sélection de ces homélies pour qu’elles soient éditées en 1978 chez Fayard sous le titre Sermons d’un curé de Paris.
Au début de l’été 1979 cependant, après dix ans à Sainte-Jeanne de Chantal, il se demande quelle sera pour lui l’étape suivante. À la fois serein dans sa fidélité à la doctrine et à la discipline de l’Église, et audacieux sur les plans pastoral, liturgique et esthétique, il a indisposé aussi bien les traditionalistes que les progressistes et ne s’est pas privé de les critiquer en face. Il envisage de partir en Terre sainte comme ermite, ou jardinier dans un couvent…
Il est donc ébahi de se voir proposer l’évêché d’Orléans – là où il a été baptisé ! –, pour la délicate succession de Mgr Riobé, apôtre controversé du pacifisme. Cette offre déconcertante est transmise par le nonce à Paris, Mgr Righi-Lambertini, qui a pu apprécier la justesse et la vigueur des prises de position de ce curé hors normes. Et elle est probablement soutenue par Mgr Daniel Pézeril, évêque auxiliaire de Paris, un des rares intellectuels du clergé de la capitale, présent en 1948 auprès de Georges Bernanos mourant, et qui a lui aussi discerné chez ce prêtre inclassable des ressources peu ordinaires.
Le P. Lustiger écrit alors à Jean-Paul II, élu quelques mois plus tôt, une lettre personnelle s’inquiétant de savoir si le pape a été bien informé sur son irréversible judéité, sur ce que représente pour lui Orléans, sur ses différends avec ses confrères… La réponse ne tarde pas : oui, tout cela a été pris en compte ; et non, il n’y a là aucune raison de remettre en cause le choix fait.
Jean-Marie Lustiger devient donc évêque d’Orléans fin 1979. Il a juste le temps, en ouvrant un séminaire, d’aller à contre-courant de ce qui se fait généralement ailleurs, où l’on ferme faute de candidats. C’est un acte de foi en deux besoins impérieux pour la vie de foi : d’une part le sacerdoce presbytéral indispensable aux sacrements qui, selon une formule du P. de Lubac, « font l’Église » ; et d’autre part des structures d’appel et d’accueil qui suscitent les engagements sans se contenter de répondre aux attentes qui se manifestent.
Si Mgr Lustiger reste à peine plus d’un an dans le Loiret, c’est parce qu’au tout début de 1981, il lui est demandé de revenir à Paris pour y prendre la suite du cardinal Marty, atteint par la limite d’âge. On peine à trouver un successeur. Le dossier remonte jusqu’à Jean-Paul II, qui prend le parti de tirer d’Orléans celui qu’il vient d’y envoyer. S’est-il souvenu de la lettre du P. Lustiger en juillet 1979 ? A-t-il vu la réponse de celui-ci au questionnaire adressé à tous les curés de Paris pour définir les défis qu’aurait à relever leur prochain archevêque et plus largement l’Église en France ? A-t-il lu les Sermons d’un curé de Paris ? Le pape a en tout cas beaucoup prié, confiera plus tard Mgr Dziwisz, son secrétaire, au cardinal Lustiger.
Toujours est-il que, de retour à Paris, Jean-Marie Lustiger met en œuvre les principes qu’il a pu établir et tester pendant ses études, comme aumônier de jeunes, dans sa paroisse et à Orléans – mais cette fois à l’échelle d’un grand diocèse urbain et avec un retentissement national et même international : priorité à la liturgie où la foi prend chair ; formation des prêtres, mais aussi des laïcs ; travail théologique fondé sur les Écritures et la Tradition, sans allégeance philosophique ; création d’outils de communication et utilisation des médias sans s’y soumettre ; dialogue avec les politiques et avec la culture contemporaine ; interventions dans les débats d’éthique ; grands rassemblements…
La dimension parisienne introduit bien sûr de l’inédit. L’élévation au cardinalat en 1983 n’est que la formalisation du statut lié au rang. Mais elle favorise une relation privilégiée avec Jean-Paul II, auquel Jean-Marie Lustiger voue une affection admirative de frère cadet et qui s’empresse de le recevoir chaque fois qu’il va à Rome pour des réunions des dicastères dont il est membre. Ces visites au Vatican permettent aussi des relations et des invitations réciproques avec le cardinal Ratzinger et avec des archevêques de grandes métropoles du monde entier.
La condition cardinalice empêche aussi Aron Jean-Marie Lustiger de rester discret sur son identité juive. Il se rend compte qu’il est désormais appelé à l’assumer pleinement et s’impliquer personnellement dans la reconnaissance mutuelle entre le peuple élu et l’Église. Et il réussit à surmonter les préventions initiales des rabbins les plus intransigeants.
Il apprend enfin la patience et l’humilité, surtout avec les prêtres, qui désormais lui sont donnés et avec lesquels il n’est pas toujours en affinités. Mais la plupart sont maintenant issus du séminaire qu’il a conçu. Il démissionne selon la règle à 75 ans, mais le pape l’encourage à rester comme lui jusqu’au bout. Début 2005 toutefois, la détérioration de ses cordes vocales, qui le limite énormément, l’amène à se retirer, après avoir obtenu de Jean-Paul II à bout de forces que lui succède André Vingt-Trois, qui avait été son vicaire à Sainte-Jeanne de Chantal et son évêque auxiliaire.
Sa retraite n’est pas longue : un cancer est diagnostiqué pendant l’été 2006 et l’emporte un an plus tard, à la maison de soins palliatifs Jeanne-Garnier qu’il a lui-même fondée. Il est inhumé dans sa cathédrale Notre-Dame de Paris, où la plaque à sa mémoire, qu’il a lui-même rédigée, a été épargnée par l’incendie d’avril 2019.
Jean Duchesne, professeur émérite de chaire supérieure, exécuteur littéraire du cardinal Lustiger.